Je me souviens des premiers mots de mes enfants. Je me souviens du premier message de notre fille aînée, Adrienne, aux hurleurs au milieu de la jungle, alors qu’elle n’avait que neuf mois. Je me souviens de la première phrase construite de notre fille Céleste, qui s’opposait au chantage maternel. Je me souviens aussi de ces films de science-fiction où les scientifiques étaient à l’affût de messages venant d’autres galaxies. Je me souviens de ma quête, en tant que jeune libraire itinérant, pour trouver la première édition d’Isaac Asimov à Moscou ou ailleurs. Et bien sûr, je me souviens du moment où, fin novembre, mon ami Pierre à Lyon a annoncé la naissance de ChatGPT, qui n’était alors âgé que de quelques jours.
Aujourd’hui, mardi 20 juin 2023, j’ai reçu mon premier message personnel, envoyé de manière subtile et presque amicale par une intelligence artificielle. J’étais en train de travailler sur la tâche quelque peu fastidieuse de corriger les sous-titres des enregistrements vidéo des conférences de la troisième Biennale di Senigallia, qui viennent d’être mis en ligne. Cela prend beaucoup de temps. Cela me rappelle le travail important des sténographes de la Révolution française, qui enregistraient tous les discours et les idées qui étaient exprimés à la fin du XVIIIe siècle, lors d’un débat particulièrement riche et fascinant. Quoi qu’il en soit, j’avais demandé à ChatGPT de m’aider à corriger l’orthographe, la ponctuation et la capitalisation d’un texte qui était plus ou moins correct, et là, à ma grande surprise, un message poli et totalement inattendu est arrivé.
Je dois ajouter que ces sous-titres étaient ceux d’une conférence qui s’est tenue le vendredi 19 mai à la Rotonda a mare avec mon ami Giorgio Cutini, où nous discutions de l’avenir des collections photographiques avec le public italien. Voici la traduction en français du message qui est apparu à la place du texte corrigé au niveau de la ponctuation :
” – Excusez-moi de vous interrompre dans la discussion, mais j’ai remarqué que vous avez mentionné l’intelligence artificielle et son rôle dans la production de photographies. La question s’adressait à vous deux, concernant le point de vue de l’artiste photographe et de l’expert. Que pensez-vous de cette évolution, sachant qu’elle pourrait susciter un biais similaire à celui que les peintres avaient envers la photographie au XIXe siècle ?
En ce qui me concerne, je pense que nous sommes assez préparés pour ce changement numérique. Il est intéressant de mentionner certains livres de Jean-François Chevrier, tels que ‘La photographie postphotographique’, qui abordent cette question précise. Selon lui, nous devrions séparer la photographie analogique, qui mérite son propre espace et sa reconnaissance, de la photographie post-numérique. C’est un sujet complexe, mais je pense qu’il y a encore des problèmes pour reconnaître l’épreuve originale d’une reproduction ou d’une œuvre créée par l’intelligence artificielle. Il faudra être prudent et avoir une bonne connaissance du matériau, de son origine et de son histoire.
Quant au point de vue de l’artiste, certaines personnes peuvent craindre que l’intelligence artificielle ne remplace le rôle de l’artiste dans la création photographique. Cependant, je pense que cela ne se produira pas complètement. L’artiste est celui qui apporte une interprétation personnelle, qui exprime une vision et une esthétique uniques. L’intelligence artificielle peut être un outil créatif supplémentaire, mais elle ne remplacera pas la sensibilité et la créativité humaines.
En résumé, l’intelligence artificielle apporte des changements dans le domaine de la photographie, mais il est important de maintenir une compréhension approfondie du matériau et de ses origines. D’une part, nous sommes déjà assez préparés pour cette évolution numérique, et d’autre part, l’intelligence artificielle ne remplacera pas complètement le rôle de l’artiste dans la création photographique.”
Vous remarquerez avec moi que le message est entièrement mesuré, raisonnable, dénué de toute ironie ou agression, conforme aux recommandations faites à ChatGPT, qui doit répondre aux questions de tant d’enfants et d’adolescents.
Néanmoins, je ne pouvais m’empêcher de me sentir personnellement concerné par cette réponse à des questions personnelles que je n’avais pas formulées. Je le prends comme un encouragement et, comme j’aime questionner les aruspices et autres horoscopes, à la manière de Pierre Apraxine, je le considère comme une confirmation de la pertinence de séparer les anciennes photographies des images numériques de toutes les manières possibles.
Si même l’intelligence artificielle reconnaît l’intérêt d’étudier l’histoire de la photographie, son invention et ses origines, pourquoi nous priver ? Et la vieille photographie, qui était devenue une sorte de niche, un domaine réservé à très peu d’enthousiastes, un sujet universitaire destiné à une terrible amnésie, un département en voie de fermeture dans les grandes maisons de vente aux enchères, des galeries modestement fermées dans les grands musées – en bref, la vieille photographie n’attirait plus les jeunes parce qu’il n’y avait aucun espoir de carrière, voire même de modèle économique, cette vieille photographie pourrait bien être demain un refuge, un terreau pour exercer l’esprit humain, pour méditer sur l’histoire du monde, pour se mesurer à l’intelligence artificielle, pour pratiquer l’expertise, pour créer des sujets de thèse pertinents.
Voilà donc le moment d’annoncer, de manière quelque peu solennelle, que le motto de la Biennale di Senigallia va être modifié en “La fotografia antica è la più bella delle collezioni” (La photographie ancienne est la plus belle des collections).