21.03.2020. Il y a dix-huit mois l’économiste Daniel Cohen annonçait le grand c onfinement

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LE TEMPS DES ALGORYTHMES

Tel un oracle isolé, en novembre 2018, Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’Ecole Normale supérieure de la rue d’Ulm annonçait le grand confinement, ou la solitude au milieu des seuls algorythmes comme un des deux modèles vers lesquels tendait lentement notre société, avant l’arrivée du coronavirus. Extraits d’une interview publié alors par La Tribune :

Ambroise Tardieu, Planche 14 du traité des Maladies mentales d’Esquirol, , Bruxelles, 1838

“Désindustrialisation, mutations du monde du travail, financiarisation de l’économie, numérique et algorithme, intelligence artificielle sont les thèmes abordés dans le dernier ouvrage de l’économiste Daniel Cohen. Il faut dire que les temps ont changé. Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète.” Dans un entretien accordé à La Tribune, le directeur du département d’économie de l’ENS explique que “la révolution numérique a terrassé l’ancien monde” (La Tribune, novembre 2018)

— Vous revenez dans votre ouvrage sur l’effondrement de la société industrielle. Quelles sont les principales conséquences que vous en tirez sur le plan économique et social ?

Gustave Le Gray,
Harry Wagner, Plongée sur le Kurfurstendamm, Berlin, 1949

“Nous avons vécu lors de ces 50 dernières années l’effondrement de cette société industrielle. C’est un effondrement d’ordre civilisationnel.

La société industrielle plonge ses racines dans des périodes qui sont bien antérieures au monde industriel.

Cette société industrielle s’est délitée sous l’effet d’une poursuite consciente des marchés financiers, et ensuite des nouvelles technologies qui ont permis d’éclater ce monde en créant une société plus compétitive et beaucoup plus concurrentielle que l’ancienne période.

Ce monde post industriel a contribué au développement du statut de free-lance.

Quand la productivité des ingénieurs augmente, cela ne profite plus aux gens situés en bas de l’échelle. On a une explication des raisons pour lesquelles ces sociétés sont devenues inégalitaires et en même temps, la croissance est plus faible.

Le système capitaliste a beaucoup changé. Les mutations sont surtout d’ordre organisationnel. Le capitalisme s’est surtout réinventé dans la manière d’organiser la production des biens. Il n’a pas réinventé une nouvelle société de consommation.

Le système Uber repose toujours sur un chauffeur qui vous emmène d’un endroit A à un endroit B au milieu des embouteillages.

On est plutôt dans une philosophie de réduction des coûts. On gagne de la productivité ou du pouvoir d’achat mais ce n’est pas un système durable.

Ce ne sont pas des technologies qui sont au service d’une réorganisation de la société.”

— La nature de la société a tout de même profondément changé ?

“Les théories de Jean Fourastié sont éclairantes quand il rappelle que l’on est passé d’une société industrielle à une société de services. C’est la grande mutation qui en train de se faire même s’il faut encore attendre peut être 50 ans avant d’en voir tous les effets.

Fourastié expliquait que les hommes ont travaillé la terre pendant des millénaires puis la matière depuis 200 ans et on va travailler l’homme lui même. La société de services est centrée sur les services à la personne (coiffeur, médecins, psychanalyste).


Giorgio Conrad (1827-1889). Si traduce il francese (l’écrivain public), Naples, vers 1870

Pour Fourastié, le potentiel de croissance n’est pas très élevé dans ce type de société. Si la valeur du bien que je produis est le temps que je passe avec les autres, le temps n’est pas extensible.

Il n’y pas de croissance possible.

Depuis une dizaine d’années, avec la montée des Big data, l’enjeu est de changer la nature de l’homme pour le transformer en un système d’information. Une fois que l’homme sera numérisé, il pourra être soigné et éduqué à distance.

L’enjeu est de faire rentrer l’homme dans une matrice pour que l’on retrouve de la croissance et du rendement. On en train de numériser l’homme pour lui faire accéder à une meilleure productivité.

Il y a les fantasmes de l’homme augmenté mais je n’y crois pas beaucoup. L’homme sera augmenté par le fait que les technologies permettront à d’autres de s’occuper de lui à distance.

On pourrait renoncer à un idéal d’humanisation qui était promis par une société de services où on s’occupe enfin des autres. C’est la principale menace que je vois.”

— La financiarisation à outrance de l’économie a-t-elle contribué à la perte de repères dans nos sociétés contemporaines ?


Jean Bécharde-Labarthe. Journal intime, Délire – Des Lyres, 1963

“Dès les années 80, Wall-Street, avant même que toutes les technologies apparaissent, a commandé le démantèlement de l’ancien monde industriel. Le re-engineering qui se fait depuis la fin des années 1980 vise à désocialiser et désarticuler les collectifs.

La finance est également responsable de la grande crise de 2008. Elle a voulu s’appliquer à elle même ce principe de dématérialisation totale.

La marche vers le populisme est constituée par une série d’étapes où un grand nombre d’illusions ont été piétinées. La première illusion perdue a été celle de mai 68, de la contre-culture des années 60. La crise des années 70 a anéanti tout ça.

La révolution conservatrice des années Reagan a contribué à l’explosion des inégalités.

La troisième désillusion réside peut être dans la société de services qui promettait une humanisation. Aujourd’hui, on a renoncé à cet idéal.

Tous ces espoirs sont tombés les uns après les autres. La question est de savoir si on se dirige vers le chaos. La révolution culturelle de mai 68 et la révolution conservatrice n’ont aucun point commun. Ce sont deux camps qui se sont toujours affrontés et chacun a pris le pouvoir à tour de rôle.

La révolution conservatrice a enfanté l’ultralibéralisme en réponse à mai 68 en expliquant qu’il fallait que les gens travaillent, que l’Etat Providence soit démantelé et que les protections sociales devaient être supprimées. Je crois qu’il y a une illusion partagée en réalité.

Les deux camps ont vu que la société industrielle s’effondrait. Si la génération 1968 s’est opposée à la société industrielle mais ce n’est pas eux qui l’ont faite tomber. La crise pétrolière des années 1970 et la fin du cycle de croissance ont contribué à faire dérailler ce modèle. C’est sur les décombres de cette société industrielle que le libéralisme propose un nouveau modèle sans les syndicats.

Aux Etats-Unis des personnes comme Mark Zuckerberg se réclament de cette contre-culture des années 1960 mais c’est une mythologie qu’ils se sont fabriquée eux mêmes. Ils ont inventé le nouveau monde des réseaux sociaux qui reprend un certain nombre de mythes mais ce n’est pas la même chose. L’histoire de Facebook porte la promesse d’une déshumanisation. “

— Vous abordez le thème de la vie algorithmique dans un chapitre. Comment envisagez-vous la place des algorithmes et des robots dans l’économie numérique dans les prochaines années ?


Jean Bécharde-Labarthe. Journal intime, Le Testament du guerrier, 1957.

Je pense qu’il y a deux voies possibles. Dans une première voie, les robots font tout.

Dans cette société les concepteurs de robots s’enrichissent puisque ce sont eux qui alimentent la planète en technologies. Eux mêmes auront des coiffeurs, des médecins. Il n’y a aucune raison pour qu’ils tombent dans le piège de la numérisation. On devrait avoir un cercle de travailleurs autour de ces gens très riches.

Plus on s’éloignera du centre et moins il y aura de travail ou il sera moins rémunéré et plus il y aura des algorithmes.

Les producteurs d’algorithme vont s’entourer d’humains et les consommateurs d’algorithmes, eux, n’auront pas d’humains autour d’eux. Ils n’auront pas les moyens de recruter les personnes qui travaillent pour eux. C’est la société inégalitaire par excellence.

Il y a une autre voie dans laquelle une classe moyenne peut surgir.


Benjamin Zix (1772-1811). Élégant de la classe moyenne strasbourgeoise d’après nature. Époque du Directoire (vers 1798). Avec peut-être la première apparition du terme “Classe Moyenne” dans la légende du desssin

“Elle pourrait se saisir de ces technologies. Les gens auront envie d’être entourés d’être humains.

Ce qui coûte cher, c’est la rente foncière. C’est le fait que les gens veulent vivre en centre-ville au même endroit mais peut être que l’on peut réinventer des villes plus inclusives.

C’est le grand défi écologique aussi. Le poids de la rente foncière pourrait se réduire grâce aux technologies.

Il y a une demande sociale. Les gens ne veulent pas rester seuls devant leurs ordinateurs.”

— Quel peut être le rôle de l’intelligence artificielle dans le monde du travail ?

“Je pense que l’intelligence artificielle peut aider le personnel soignant par exemple en remplissant des comptes rendus d’opération mais cela ne veut pas dire que l’on doit renoncer aux humains.

Ces nouvelles technologies pourraient permettre aux humains de consacrer moins de temps aux tâches qui nous empoisonnent tous pour pouvoir passer plus de temps à s’occuper des gens.

Je ne crois pas que les enseignants vont être remplacés par des machines. “


Bernsen Agency. Teaching Robot, New York, 1962

— Comment faire pour limiter les dérives de l’uberisation de l’économie ?

“Les technologies liées à l’uberisation sont utiles malgré tout car elles créent un logiciel qui permet de mettre en relation l’offre et la demande. Ce sont des modèles biphase comme disent les économistes. Il y a un progrès technique mais il est de second ordre.

L’essentiel est le nouveau modèle proposé. Pour en limiter les dérives, il faut d’abord que la régulation se produise. Le débat central est de déterminer si les chauffeurs d’Uber sont autoentrepreneurs ou s’ils sont salariés.

Je n’ai pas l’impression qu’ils sont entrepreneurs. Leurs conditions sont déterminées par Uber qui fixe les prix et crée un système d’astreinte. Soit Uber resalarie des gens, soit il faut que les règles du jeu évoluent. Les jeunes qui travaillent avec la franchise Uber doivent être maîtres de leurs tarifs.

Il faut un autre équilibre.

Le rêve des grandes entreprises de la Silicon Valley est de mettre en place des applications tueuses qui proposent des solutions abstraites sans rapport au monde réel. C’est comme cela qu’elles s’enrichissent. Ces applications, au nom d’une d’une technologie qui améliorent le matching, permettent de passer à côté de la régulation sociale que la société industrielle a mis un siècle à établir. “

References : La Tribune, 9 novembre 2018 (texte integral en ligne : https://www.latribune.fr/economie/france/la-revolution-conservatrice-a-contribue-a-l-explosion-des-inegalites-daniel-cohen-796916.html

(*) Daniel Cohen “Il faut dire que les temps ont changé..” Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète aux Editions Albin Michel.

Adresse provisoire de confinement :
43 rue Lamartine
36000 Chateauroux (France)

Serge Plantureux
CONSIGNED IT
Via Marchetti 2
60019 Senigallia

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